« C’est une
ville fascinante, » dit l’homme. « Cela fait tout juste vingt-quatre
heures que je suis ici, mais je peux déjà dire sans avoir peur de me tromper
qu’il n’y a rien de tel sur Terre que cette ville. Les grands immeubles, les
limousines, les gens attirants. Cela éblouit les yeux, vraiment. C’est la
première fois que je mets les pieds à New York. Et vous savez ce qui me frappe
le plus, plus que l’éclat et le glamour ? C’est la hâte. Regardez autour de vous, mes amis. Regardez les piétons.
Observez la vitesse à laquelle ils marchent, parlant dans leurs téléphones ou
marchant droit devant. Je n’ai jamais rien vu de tel. Regardez les gens dans
les taxis et les bus lorsqu’ils vous dépassent – même quand ils sont à l’arrêt
ils semblent être pressés. Et je sais à quoi ils s’affairent tant. J’ai passé
beaucoup de temps à écouter depuis que je suis ici. J’ai peut-être déjà écouté
un millier de conversations, la plupart univoques, parce que les gens sur l’île
de Manhattan semblent préférer parler dans leurs téléphones portables que de
parler à des gens en chair et en os, face à face. À quoi s’affairent-ils ?
Ils sont occupés avec eux-mêmes. Avec
l’importante réunion de demain. Avec des réservations au restaurant. À tromper
leur époux ou épouse. À poignarder un collègue de bureau dans le dos. Tout un
tas de plans, de projets et de stratagèmes, aucun plus prévoyant que, disons,
le séjour du mois suivant au Club Med. Combien parmi ces gens pressés pensent
trente, quarante ans à l’avance – à leur propre mortalité ? Combien parmi
ces personnes se pressent de faire la paix avec Dieu ? Ou pensez aux mots
de Jésus à Luc : Je vous le dis en
vérité, cette génération ne passera point, que tout cela n'arrive ? Bien
peu, à mon avis. Si même il y en a. »
[…]
« J’ai fait
autre chose depuis que je suis arrivé à New York, » continua l’homme.
« J’ai visité des églises. Beaucoup
d’églises. Je n’avais jamais imaginé qu’une seule ville, quelle que soit sa
taille, puisse abriter autant d’églises. Mais voyez, mes amis, voici ce qui est
triste. Peu importe combien de personnes peuplaient les rues dehors, j’ai trouvé chacune de ces
églises vide. Elles meurent de faim. Elles périssent par manque d’attention.
Même la Cathédrale de Saint Patrick – je n’ai jamais vu de site chrétien aussi
superbe de ma vie – comptait une poignée de fidèles. Des touristes ? Oui,
en effet, des centaines. Mais des dévots ? Moins que les doigts sur mes
deux mains.
« Et cela,
mes amis, et la chose la plus triste de toutes. De penser que – dans un lieu
pourvu de tant de culture, tant de connaissances et sophistication – il existe
un vide spirituel aussi grand. Je le sens autour de moi tel un désert, séchant
la moelle même de mes os. Je ne voulais pas croire ce que je lisais dans les
journaux, les histoires sordides qui m’ont amené ici presque contre ma volonté.
Mais c’est vrai, frères et sœurs. Chaque mot l’est. New York est une ville
vouée à Mammon, pas à Dieu. Regardez-le, » et il pointa du doigt un jeune
homme dans ses vingt ans, passant sur le côté, bien habillé dans un costume rayé,
caquetant dans un téléphone. « Quelle était, selon vous, la dernière fois
qu’il a pensé à sa mortalité ?
Ou elle ? » Il indiqua une femme portant des sacs marqués Henri
Bendel et Tiffany’s, sortant d’un taxi. « Ou eux ? » Son doigt
accusateur pointa deux étudiants, marchant main dans la main dans la rue.
« Ou vous-même ? » Son doigt fit alors le tour de la foule.
« Combien de temps cela fait-il que vous avez pensé à votre propre
mortalité ? Cela prendra peut-être une semaine dix ans, ou cinquante –
mais elle approche. Aussi sûr que mon nom est Wayne P. Buck, elle approche.
Êtes-vous prêt ? »
[…]
« Je me
moque que vous soyez un banquier d’investissement à Wall Street ou un
travailleur émigré à Amarillo [Texas], la mort ne souffre d’aucun préjudice.
Grand ou petit, riche ou pauvre, la mort nous aura tous. Les gens au Moyen Âge
en étaient conscients. Nos ancêtres eux-mêmes en étaient conscients. Observez
de vieilles pierres tombales et qu’est-ce que vous y verrez ? L’image de
la mort ailée. Et probablement les mots memento
mori : ‘souviens-toi que tu vas mourir.’ Pensez-vous que ce jeune
homme s’arrête jamais pour y réfléchir ? Fascinant : tous ces siècles
de progrès, et pourtant on a perdu de vue cette vérité fondamentale qui a
toujours, toujours été la première
pensée de nos ancêtres. Un poète du passé, Robert Herrick, l’a exprimé
ainsi :
« Notre vie est brève,
et nos jours s’éloignent
Aussi rapidement que le
Soleil ;
Et, tel de la vapeur ou une
gouttelette de pluie,
Une fois perdue, ne peut
jamais être trouvée à nouveau. »
[…]
« Ce jeune
homme ne s’arrête pas pour réfléchir au fait que chaque jour qu’il passe loin
de Dieu est un jour qu’il ne pourra jamais, jamais récupérer. Ces jeunes
amoureux ne s’arrêtent pas pour réfléchir au fait qu’ils devront rendre compte
de leurs actions dans l’après-vie. Cette femme croulant sous les achats n’a
probablement jamais accordé une pensée à la véritable
valeur de la vie. En toute probabilité, aucun d’eux ne croit même en l’après-vie.
Ils sont tels les Romains qui se tenaient aveuglément de côté alors que
notre Seigneur était crucifié. Si jamais ils s’arrêtent pour penser à
l’après-vie, ils se disent probablement qu’ils mourront et seront mis dans un
cercueil et enterrés, et c’est tout.
« Sauf que,
mes frères et sœurs, ce n’est pas
tout. J’ai fait beaucoup de boulots dans ma vie, et l’un d’eux était assistant
dans une morgue. Je vous parle donc en connaissance de cause. Quand vous
mourez, ce n’est pas la fin. C’est
juste le début. J’ai vu ce qui arrive aux morts de mes yeux vu. »
[…]
« Peut-être
notre jeune homme important avec son téléphone portable aura-t-il suffisamment
de chance pour se faire enterrer au milieu de l’hiver. Cela a tendance à
ralentir le processus. Mais tôt ou tard – en général tôt – les invités au repas
débarquent. En premier ce sont les mouches à viande, Phormia regina, qui viennent pondre leurs œufs. Dans un cadavre
frais, la population explose d’une certaine manière. Ce genre d’explosion de la
population – on parle d’une demi-douzaine de générations ici – résulte en des
dizaines de milliers d’asticots, toujours en mouvement, toujours affamés. Les
larves elles-mêmes génèrent une telle chaleur que celles au centre doivent
ramper vers les bords pour se rafraîchir avant de se remettre à l’œuvre. Sous
la photographie en accéléré, cela devient une tempête bouillante, agitée. Et,
bien évidemment, les asticots ne sont que les premiers arrivés. Avec le temps,
l’odeur de la décomposition amène tout un tas d’autres espèces. Mais je ne vois
pas l’utilité de vous embêter avec les détails.
« Tant pis,
mes amis, pour l’idée de demeurer en paix.
« Alors
peut-être, notre jeune ami au téléphone portable optera-t-il pour la crémation.
Cela ne laisse aucun corps disponible pour être violé, au cours de nombreuses
années, par les scarabées et autres vers. La crémation est certainement un
moyen rapide, digne, de mettre fin à notre forme humaine. Ne nous dit-on pas
cela ?
« Alors
laissez-moi être celui qui vous expliquera, mes frères et sœurs, qu’aucune mort
n’est digne lorsqu’elle nous saisit hors de la vision de Dieu. J’ai assisté à
plus de crémations que je ne pourrais compter. Avez-vous une idée quelconque de
la difficulté qu’il y a à brûler un corps humain ? Quelle chaleur cela
requiert ? Ou ce qu’il arrive lorsque le corps entre en contact avec une
flamme chauffant à six cents degrés ? Je vais vous le dire, mes amis, et
vous me pardonnerez de ne pas vous épargner les détails. Vous verrez qu’il y a
une raison pour laquelle je ne vous épargne pas.
« Tout
d’abord les poils, de la tête aux pieds, sont carbonisés dans un brasier de
fumée bleue. Ensuite le corps se raidit, tel un militaire lors d’un passage en
revue. Ensuite le corps essaie de s’asseoir.
Peu importe que le couvercle du cercueil fasse obstacle, il essaie quand-même
de s’asseoir. La température monte, à peut-être huit cents degrés. C’est à ce
moment que la moelle bout et que les os eux-mêmes commencent à éclater, la
colonne vertébrale explosant telle une mitraillette de pétards.
« Et la
température continue à monter. Mille degrés, mille cinq cents, deux mille. Les
éruptions se poursuivent, faisant retentir le four comme autant de coups de feu
– mais là encore je m’abstiendrai de nommer exactement ce qui explose à ce
niveau. Laissez-moi seulement vous dire que cela dure jusqu’à trois heures
avant que la dépouille ne soit réduite à des cendres et des fragments d’os.
« Pourquoi
ne vous ai-je pas épargné les détails, mes frères et sœurs ? Je vais vous
le dire. Parce que Lucifer, le prince des ténèbres, qui ne dort jamais dans la
poursuite infatigable de la corruption, ne vous épargnera pas, lui non plus. Et
les feux de ce crématorium brûlent à des températures bien plus fraîches, et
bien plus brèves, que les feux auxquels l’âme de cet important jeune homme est
certainement destinée. Deux mille degrés ou dix mille, trois heures ou trois
siècles – tout cela n’est rien pour Lucifer. Cela représente tout juste un
chaud vent printanier soufflant pour un instant tout ce qu’il y a de bref. Et
quand vous essayez de vous asseoir dans ce lac de soufre brûlant – quand vous
cognez votre tête sur le toit de l’enfer et retombez dans cette flamme
inextinguible, brûlant d’une telle chaleur qu’elle dépasse la capacité de mes
pauvres mots à l’exprimer – qui entendra vos prières ? Personne. Vous avez
déjà eu une vie entière pour prier, tragiquement gaspillée. »
[…] « …La crypte ou le crématorium,
l’asticot ou la flamme – vous devez tous bien comprendre que cela ne fait
aucune différence. Quand votre âme sera mise à nue devant le juge de tous, quel
sera votre bilan ? Je vous demande de regarder à l’intérieur de vous-même
maintenant, en silence ; et en silence de vous juger. […] »
Douglas Preston & Lincoln Child, Brimstone, 2004