Le monde entier est un théâtre,
et tous, hommes et femmes,
n'en sont que les acteurs.
Comme il vous plaira, Acte II, sc. 7

dimanche 6 décembre 2015

Memento Mori

« C’est une ville fascinante, » dit l’homme. « Cela fait tout juste vingt-quatre heures que je suis ici, mais je peux déjà dire sans avoir peur de me tromper qu’il n’y a rien de tel sur Terre que cette ville. Les grands immeubles, les limousines, les gens attirants. Cela éblouit les yeux, vraiment. C’est la première fois que je mets les pieds à New York. Et vous savez ce qui me frappe le plus, plus que l’éclat et le glamour ? C’est la hâte. Regardez autour de vous, mes amis. Regardez les piétons. Observez la vitesse à laquelle ils marchent, parlant dans leurs téléphones ou marchant droit devant. Je n’ai jamais rien vu de tel. Regardez les gens dans les taxis et les bus lorsqu’ils vous dépassent – même quand ils sont à l’arrêt ils semblent être pressés. Et je sais à quoi ils s’affairent tant. J’ai passé beaucoup de temps à écouter depuis que je suis ici. J’ai peut-être déjà écouté un millier de conversations, la plupart univoques, parce que les gens sur l’île de Manhattan semblent préférer parler dans leurs téléphones portables que de parler à des gens en chair et en os, face à face. À quoi s’affairent-ils ? Ils sont occupés avec eux-mêmes. Avec l’importante réunion de demain. Avec des réservations au restaurant. À tromper leur époux ou épouse. À poignarder un collègue de bureau dans le dos. Tout un tas de plans, de projets et de stratagèmes, aucun plus prévoyant que, disons, le séjour du mois suivant au Club Med. Combien parmi ces gens pressés pensent trente, quarante ans à l’avance – à leur propre mortalité ? Combien parmi ces personnes se pressent de faire la paix avec Dieu ? Ou pensez aux mots de Jésus à Luc : Je vous le dis en vérité, cette génération ne passera point, que tout cela n'arrive ? Bien peu, à mon avis. Si même il y en a. »
[…]
« J’ai fait autre chose depuis que je suis arrivé à New York, » continua l’homme. « J’ai visité des églises. Beaucoup d’églises. Je n’avais jamais imaginé qu’une seule ville, quelle que soit sa taille, puisse abriter autant d’églises. Mais voyez, mes amis, voici ce qui est triste. Peu importe combien de personnes peuplaient les rues dehors, j’ai trouvé chacune de ces églises vide. Elles meurent de faim. Elles périssent par manque d’attention. Même la Cathédrale de Saint Patrick – je n’ai jamais vu de site chrétien aussi superbe de ma vie – comptait une poignée de fidèles. Des touristes ? Oui, en effet, des centaines. Mais des dévots ? Moins que les doigts sur mes deux mains.
« Et cela, mes amis, et la chose la plus triste de toutes. De penser que – dans un lieu pourvu de tant de culture, tant de connaissances et sophistication – il existe un vide spirituel aussi grand. Je le sens autour de moi tel un désert, séchant la moelle même de mes os. Je ne voulais pas croire ce que je lisais dans les journaux, les histoires sordides qui m’ont amené ici presque contre ma volonté. Mais c’est vrai, frères et sœurs. Chaque mot l’est. New York est une ville vouée à Mammon, pas à Dieu. Regardez-le, » et il pointa du doigt un jeune homme dans ses vingt ans, passant sur le côté, bien habillé dans un costume rayé, caquetant dans un téléphone. « Quelle était, selon vous, la dernière fois qu’il a pensé à sa mortalité ? Ou elle ? » Il indiqua une femme portant des sacs marqués Henri Bendel et Tiffany’s, sortant d’un taxi. « Ou eux ? » Son doigt accusateur pointa deux étudiants, marchant main dans la main dans la rue. « Ou vous-même ? » Son doigt fit alors le tour de la foule. « Combien de temps cela fait-il que vous avez pensé à votre propre mortalité ? Cela prendra peut-être une semaine dix ans, ou cinquante – mais elle approche. Aussi sûr que mon nom est Wayne P. Buck, elle approche. Êtes-vous prêt ? »
[…]
« Je me moque que vous soyez un banquier d’investissement à Wall Street ou un travailleur émigré à Amarillo [Texas], la mort ne souffre d’aucun préjudice. Grand ou petit, riche ou pauvre, la mort nous aura tous. Les gens au Moyen Âge en étaient conscients. Nos ancêtres eux-mêmes en étaient conscients. Observez de vieilles pierres tombales et qu’est-ce que vous y verrez ? L’image de la mort ailée. Et probablement les mots memento mori : ‘souviens-toi que tu vas mourir.’ Pensez-vous que ce jeune homme s’arrête jamais pour y réfléchir ? Fascinant : tous ces siècles de progrès, et pourtant on a perdu de vue cette vérité fondamentale qui a toujours, toujours été la première pensée de nos ancêtres. Un poète du passé, Robert Herrick, l’a exprimé ainsi :

« Notre vie est brève, et nos jours s’éloignent
Aussi rapidement que le Soleil ;
Et, tel de la vapeur ou une gouttelette de pluie,
Une fois perdue, ne peut jamais être trouvée à nouveau. »
[…]
« Ce jeune homme ne s’arrête pas pour réfléchir au fait que chaque jour qu’il passe loin de Dieu est un jour qu’il ne pourra jamais, jamais récupérer. Ces jeunes amoureux ne s’arrêtent pas pour réfléchir au fait qu’ils devront rendre compte de leurs actions dans l’après-vie. Cette femme croulant sous les achats n’a probablement jamais accordé une pensée à la véritable valeur de la vie. En toute probabilité, aucun d’eux ne croit même en l’après-vie.  Ils sont tels les Romains qui se tenaient aveuglément de côté alors que notre Seigneur était crucifié. Si jamais ils s’arrêtent pour penser à l’après-vie, ils se disent probablement qu’ils mourront et seront mis dans un cercueil et enterrés, et c’est tout.
« Sauf que, mes frères et sœurs, ce n’est pas tout. J’ai fait beaucoup de boulots dans ma vie, et l’un d’eux était assistant dans une morgue. Je vous parle donc en connaissance de cause. Quand vous mourez, ce n’est pas la fin. C’est juste le début. J’ai vu ce qui arrive aux morts de mes yeux vu. »
[…]
« Peut-être notre jeune homme important avec son téléphone portable aura-t-il suffisamment de chance pour se faire enterrer au milieu de l’hiver. Cela a tendance à ralentir le processus. Mais tôt ou tard – en général tôt – les invités au repas débarquent. En premier ce sont les mouches à viande, Phormia regina, qui viennent pondre leurs œufs. Dans un cadavre frais, la population explose d’une certaine manière. Ce genre d’explosion de la population – on parle d’une demi-douzaine de générations ici – résulte en des dizaines de milliers d’asticots, toujours en mouvement, toujours affamés. Les larves elles-mêmes génèrent une telle chaleur que celles au centre doivent ramper vers les bords pour se rafraîchir avant de se remettre à l’œuvre. Sous la photographie en accéléré, cela devient une tempête bouillante, agitée. Et, bien évidemment, les asticots ne sont que les premiers arrivés. Avec le temps, l’odeur de la décomposition amène tout un tas d’autres espèces. Mais je ne vois pas l’utilité de vous embêter avec les détails.
« Tant pis, mes amis, pour l’idée de demeurer en paix.
« Alors peut-être, notre jeune ami au téléphone portable optera-t-il pour la crémation. Cela ne laisse aucun corps disponible pour être violé, au cours de nombreuses années, par les scarabées et autres vers. La crémation est certainement un moyen rapide, digne, de mettre fin à notre forme humaine. Ne nous dit-on pas cela ?
« Alors laissez-moi être celui qui vous expliquera, mes frères et sœurs, qu’aucune mort n’est digne lorsqu’elle nous saisit hors de la vision de Dieu. J’ai assisté à plus de crémations que je ne pourrais compter. Avez-vous une idée quelconque de la difficulté qu’il y a à brûler un corps humain ? Quelle chaleur cela requiert ? Ou ce qu’il arrive lorsque le corps entre en contact avec une flamme chauffant à six cents degrés ? Je vais vous le dire, mes amis, et vous me pardonnerez de ne pas vous épargner les détails. Vous verrez qu’il y a une raison pour laquelle je ne vous épargne pas.
« Tout d’abord les poils, de la tête aux pieds, sont carbonisés dans un brasier de fumée bleue. Ensuite le corps se raidit, tel un militaire lors d’un passage en revue. Ensuite le corps essaie de s’asseoir. Peu importe que le couvercle du cercueil fasse obstacle, il essaie quand-même de s’asseoir. La température monte, à peut-être huit cents degrés. C’est à ce moment que la moelle bout et que les os eux-mêmes commencent à éclater, la colonne vertébrale explosant telle une mitraillette de pétards.
« Et la température continue à monter. Mille degrés, mille cinq cents, deux mille. Les éruptions se poursuivent, faisant retentir le four comme autant de coups de feu – mais là encore je m’abstiendrai de nommer exactement ce qui explose à ce niveau. Laissez-moi seulement vous dire que cela dure jusqu’à trois heures avant que la dépouille ne soit réduite à des cendres et des fragments d’os.
« Pourquoi ne vous ai-je pas épargné les détails, mes frères et sœurs ? Je vais vous le dire. Parce que Lucifer, le prince des ténèbres, qui ne dort jamais dans la poursuite infatigable de la corruption, ne vous épargnera pas, lui non plus. Et les feux de ce crématorium brûlent à des températures bien plus fraîches, et bien plus brèves, que les feux auxquels l’âme de cet important jeune homme est certainement destinée. Deux mille degrés ou dix mille, trois heures ou trois siècles – tout cela n’est rien pour Lucifer. Cela représente tout juste un chaud vent printanier soufflant pour un instant tout ce qu’il y a de bref. Et quand vous essayez de vous asseoir dans ce lac de soufre brûlant – quand vous cognez votre tête sur le toit de l’enfer et retombez dans cette flamme inextinguible, brûlant d’une telle chaleur qu’elle dépasse la capacité de mes pauvres mots à l’exprimer – qui entendra vos prières ? Personne. Vous avez déjà eu une vie entière pour prier, tragiquement gaspillée. »

[…] « …La crypte ou le crématorium, l’asticot ou la flamme – vous devez tous bien comprendre que cela ne fait aucune différence. Quand votre âme sera mise à nue devant le juge de tous, quel sera votre bilan ? Je vous demande de regarder à l’intérieur de vous-même maintenant, en silence ; et en silence de vous juger. […] »

Douglas Preston & Lincoln Child, Brimstone, 2004