Le monde entier est un théâtre,
et tous, hommes et femmes,
n'en sont que les acteurs.
Comme il vous plaira, Acte II, sc. 7

samedi 12 décembre 2015

De inferno

Il [Lucifer] connaît les faiblesses de chacun de nous, nos désirs mesquins ; il connaît ce qui déclenche notre vanité ou notre cupidité ou notre luxure ou notre cruauté. Nous n’avons pas de secrets pour lui. Il a réalisé à la main des tentations pour chacun de nous ; il a parsemé notre chemin de mille façons de dévier vers les ténèbres. Et une fois qu’il a attiré avec succès notre âme dans son royaume – une fois qu’il a gagné, à nouveau – pensez-vous que Satan se contentera de laisser l’âme dans un enfer générique ? Pensez-y à deux fois, mes amis : pensez-y à deux fois. Celui qui connaît toutes nos faiblesses connaît aussi nos peurs. Même celles que l’on ne connaît peut-être pas nous-même. Et pour couronner sa victoire, pour que la souffrance de ses victimes soit suprême, il individualisera chaque enfer afin qu’il soit le plus insupportable possible à son occupant particulier. Et pire que tout, ce sera un enfer qui durera pour toujours. Toujours. Toujours. Pour certains, cela signifiera peut-être bien un lac de feu brûlant. Pour d’autres, cela signifiera peut-être une éternité enfermé dans un cercueil noir, immobile, sans lumière, sans parole, la folie doublant et redoublant au cours des lustres. Pour d’autres, cela signifiera peut-être, disons, une suffocation sans fin. Imaginez ceci un instant, mes amis. Imaginez que vous avez retenu votre respiration pendant deux, peut-être trois minutes. Imaginez le besoin désespéré d’oxygène, la torture exquise. Et pourtant en enfer, il n’y a pas de respiration, pas d’aspiration d’un l’air bon et doux. Il n’y a pas non plus l’absence d’expression de l’oubli. Il y a seulement ce moment d’agonie ultime, prolongé pour toujours.
[…]
« D’autres enfers sont peut-être plus subtils. Imaginez l’individu ayant toujours eu peur de devenir fou, le devenant au cours de décennies ou même de lents siècles. Puis recommençant le processus à nouveau. Et à nouveau. Ou imaginez la mère pleine d’amour, forcée de regarder – encore et encore et encore – comment après son propre décès son enfant glisse dans la pauvreté et le manque de soins, l’assuétude aux drogues, la dépression, les mauvais traitements, et la mort. »
            Ici il s’arrêta, et s’avança sur le bord du rocher.
« Prenez un moment pour réfléchir au pire enfer que vous puissiez imaginer pour vous-même. Ensuite réalisez bien que Satan, qui vous connaît encore mieux que vous ne vous connaissez vous-même, pourrait en fabriquer un bien pire. Ce qu’il fera. Il l’a déjà fait. À l’avance. Parce qu’il ne dispose que d’un unique baume pour sa douleur aiguë : le désespoir, les supplications désespérées, les cris et souffrances de ses victimes. »
            Buck fit une nouvelle pause. Il inspira profondément une fois, deux. Puis, dans une voix encore plus douce, il continua.
« J’ai dit qu’il existait un enfer pour chacun de nous. Cet enfer est là, qui nous attend chacun de nous. Satan a fait en sorte que votre enfer soit extrêmement facile à trouver, avec un chemin large et confortable menant droit à lui. Il est bien, bien plus facile pour nous de prendre les choses comme elles viennent, de se balader sans réfléchir le long de cette avenue étendue et plaisante, bien plus facile que de chercher l’embranchement ardu, caché, qui mène au paradis. Nous devons combattre l’attrait du chemin facile. C’est un combat, mes amis ; un combat à mort. Car c’est la seule manière – la seule manière – grâce à laquelle on va découvrir la piste exigeante menant au paradis. Je vous demande de vous en souvenir lors des épreuves que nous allons devoir affronter. »

Douglas Preston & Lincoln Child, Brimstone, 2004